Commentaire de l’Ecriture, La Croix, 24ème dimanche TO, année C

Ex 32, 7-11.13-14
Ps 50 (51), 3-4, 12-13, 17.19
1 Tm 1, 12-17
Lc 15, 1-32

Une joie à partager

Personne n’aime perdre, ni argent, ni travail, ni santé, ni le goût de la vie ou l’estime des autres. Perdre quelque chose nous affecte et peut susciter l’impression qu’une partie de ce que nous sommes a été dérobée. Nous nous sentons appauvris. Et même, parfois, comme amputés d’une part de nous-mêmes, surtout quand nous perdons une personne qui nous est chère, un conjoint, un enfant, un parent. Les causes d’une perte sont diverses, mais le mot indique toujours que le changement de la situation est subi, non recherché. On ne perd pas volontairement.

Les trois histoires racontées par l’Évangile mettent en scène ces situations désagréables. Les deux premières paraboles sont faciles à comprendre : un berger perd un de ses moutons et une commerçante une partie de son gain. La vraisemblance de cette dernière histoire avec notre vie de tous les jours ne pose pas de difficultés. Qui n’a pas un jour retourné tous les tiroirs et ouvert tous ses dossiers pour remettre la main sur un objet précieux ? En ce qui concerne la narration autour du berger, nous n’avons déjà plus la même expérience. Nos vies sont tellement liées aux conditions urbaines que nous ne savons plus si un berger d’aujourd’hui se comporte ainsi ou non. Laisser dans le désert 99 pour se soucier d’une seule, perdue on ne sait pourquoi ?

La finale de ces deux histoires revient comme un refrain. « Réjouissez-vous avec moi ! » Comme une jubilation, comme une invitation, tel est le cri lancé au voisinage des personnages clés. La joie est incompressible. Elle déborde, demande à être partagée. Le fait d’avoir retrouvé ce que l’on cherchait ne donne pas seulement lieu à un soulagement subjectif mais devient une dynamique communautaire.

Et la troisième parabole ? Nous la connaissons tellement bien qu’il nous arrive de ne plus percevoir la situation dramatique qu’elle met en scène. Le personnage central est bien ce paysan qui, dans notre écoute, est immédiatement assimilé à Dieu. Mais peut-être est-il utile de suspendre un moment cette association rapide pour mieux entendre combien la situation de cet homme est tragique jusqu’au bout du récit : il perd ses deux enfants. D’abord l’un, puis l’autre. Certes, la mort dont il est question ici n’est pas biologique. Elle est relationnelle. Mais une telle mort n’en est pas moins réelle.

Plus que les deux histoires précédentes, cette dernière montre combien le personnage central subit les ruptures imposées par ses garçons. Le plus jeune pense la vie en termes de propriété. L’aîné estime que la vie correspond à des mérites. Ni l’un ni l’autre ne reconnaît que l’existence surgit d’une relation fondatrice offerte gratuitement. Le grand perdant de cette parabole est le père. Arrivera-t-il, le jour où ses deux garçons se reconnaîtront comme frères et comme fils ? La parabole, sur ce point, maintient un suspense narratif. Probablement pour nous renvoyer à nous-mêmes.

Souvent nos liturgies nous invitent à une certaine identification avec le plus jeune des fils. Mais ne serait-il pas opportun de nous laisser interroger aussi par la figure moins sympathique du fils aîné ?

En effet, celui-ci paraît étrangement raide à côté de son père capable de courir à la rencontre du plus jeune. Et comment ne pas entendre le contraste avec les deux premières paraboles ? Cet aîné ne veut pas partager la joie des retrouvailles, ne veut pas entendre parler de son frère. Il reste dehors, délibérément. Il se cantonne dans son jugement. Et devient ainsi un apatride, un homme sans relations, sans bénédiction. Malgré les apparences.

On le sait : Jésus raconte ces paraboles à cause de ceux qui l’entourent, autrefois comme aujourd’hui. Les uns découvrent, étonnés, qu’il parle de Dieu comme de ce fermier qui n’a pas honte d’embrasser un vagabond ; les autres se braquent dans la raideur d’une justice qu’ils croient divine sans se rendre compte de la présence effective et efficace du Père.

Que la joie de Dieu devienne pour nous étonnement, puis chemin.

Agnes von Kirchbach,