Commentaire La Croix, 2ème dimanche de carême, année C

Une poussière blanche

Luc 9, 28b-36

Le curé de Nazareth, Émile Shoufani, raconte que, très jeune déjà, il avait passé la nuit au sommet du Thabor. Une sorte de bivouac spirituel qui se termine à la naissance du jour. Je garde le souvenir ébloui, confie-t-il, de ce moment de dépaysement où chacun « se hausse au-dessus de lui-même ».

Est-ce aussi pour les élever à l’intérieur d’eux-mêmes que Jésus prend avec lui les trois disciples qui ne le quittent plus ? Car ils sentent bien, Pierre, Jacques et Jean, que le vent est en train de tourner. Juste avant, on les a vus « de village en village, annonçant la bonne nouvelle et faisant partout des guérisons » (9, 6). Avec son aide, ils ont même multiplié le pain. Mais lui s’interroge : « Qui suis-je, au dire des foules(…) Et vous, qui dites-vous que je suis? » (9, 18.20). Il ne voudrait pas qu’il y ait erreur sur la traversée : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup… » (9, 22). Et « après ces paroles », pour être sûr qu’ils comprennent, il emmène les plus proches « sur la montagne » (9, 28).

Là-haut, pendant qu’il prie, son visage devient « tout autre » et son vêtement,« d’une blancheur éblouissante ». Quelle intéressante simultanéité. « Sa transfiguration est exactement contemporaine de sa prière » observe frère François Cassingena. C’est que la prière met en mouvement et nous transforme, même à notre insu. Il suffit de voir des amoureux et comment, en quelques mots, leurs visages peuvent devenir « tout autre ».

Est-ce l’émotion, la tension des dernières semaines, la fatigue de l’escalade… mais les trois amis sont « accablés desommeil ». Pourtant, ils s’accrochent et, « restant éveillés », ils voient « la gloire de Jésus ». Ils veulent immobiliser la vision, capter la blancheur, saisir le visage de leur guide : que rien ne bouge ! C’est si bon d’arrêter le temps et d’assigner Dieu à résidence : « Dressons trois tentes. » Ils vont être servis ! Car à leur grande surprise, une tente de nuée les recouvre de son ombre. Le décor change, la lumière s’estompe, et ils se retrouvent dans l’Ombrie franciscaine de Rossellini ou dans Le Grand Silence du réalisateur allemand Philip Gröning. « Ils furent saisis de frayeur lorsqu’ils y pénétrèrent » (9, 34). Et de la nuée, une voix, puis plus rien : « Jésus, seul. »

Jésus seul. Comme Élie quarante jours au désert et comme les Hébreux quarante ans dans la nuit de la grande traversée. J’aime beaucoup la force théologique de ce mot : seul. Jésus, rien que Jésus. Un homme, seulement un homme, et c’est immense. Au diable la voix, la nuée, le décor, le théâtre de la religion. Mais attention, ce n’est pas rien, Jésus seul, c’est aussi Jésus « à perte de vue » dit encore François Cassingena qui nous incite à marcher « tout bas, la lumière dans l’âme », conscients que « nous ne cicatriserons jamais d’avoir vu la Beauté ».

La Transfiguration n’est pas une invitation à choisir l’exceptionnel mais un encouragement à regarder l’ordinaire autrement. La Transfiguration entraîne à l’écart pour mieux envoyer dans la mêlée ; elle tire vers le plus haut pour approcher du très bas ; elle offre un instant de beauté pour révéler l’éternité que chacun porte en soi. La Transfiguration n’emprisonne pas, elle délivre, elle n’enchaîne pas, elle délie. La Transfiguration n’est pas une fuite mais un combat. Celle ou celui qui a vu le visage « tout autre » est appelé à se battre pour qu’une blancheur éblouissante illumine le visage le plus défiguré.

Jésus seul. Mais sa solitude est multiple. Et s’il retrouve, au bas de la montagne, le vêtement poussiéreux de l’aller, ses intimes savent désormais qu’une lumière blanche habille cette poussière.

Gabriel Ringlet